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Planète Sedna Planète Mars La lune Rêverie
Le livre d'or
Titan, ou le Nouveau Monde De la Vie dans l'Univers ?

 

L'histoire de Dafort Starbreak

J e m’appelle Dafort Starbreak. Dafort, c’est moi.
Ça, je le sais bien. Et quand j’entends : « Dafort ! », je sais qu’il faut se retourner, regarder en face le passant qui a appelé, et dire : « Oui, quoi... ? ». Le passant va alors parler pour moi, Dafort, et il faut écouter.
Au fond, c’est simple.

Souvent, c’est la suite qui se complique. Les passants disent parfois des mots qui n’ont pas vraiment de sens, de mon point de vue. Et posent des questions franchement sans intérêt. Comme, par exemple, ces questions, toujours revenues, sur ce que j’ai fait à l’école.
C’est une question absurde, vraiment, parce que, moi, qu’est-ce que j’en sais ?
Sans doute, j’ai été à l’école. Mais quelle importance cela a, ce que j’y ai fait ?
Alors, je parle du chapeau que j’ai sur la tête. Un vrai chapeau de cow-boy, avec une étoile de shérif sur le devant. C’est autrement plus intéressant.
Ou alors, je parle de Jack. Car ça, c’est une question vraiment passionnante : Où peut-on trouver le Monsieur qui échange les vaches contre des haricots magiques ?

Les passants disent : « Réveille-toi, Dafort, je te pose une vraie question... ! ».
Mais je suis réveillé et moi aussi je pose de vraies questions. Les haricots magiques, c’est une vraie question !
Les passants ne s’intéressent pas aux haricots magiques. Ils feraient bien, si vous voulez mon avis, mais les passants ne me demandent pas mon avis.
Alors les passants disent : « De quelle planète viens-tu, Dafort ? ».
Je ne sais pas. D’une certaine façon, ils ont peut-être raison, je ne crois pas que je sois d’ici.
Je suis... différent.

Mais j’ai quelque chose à dire. Une histoire que je veux raconter.
Une histoire de ma planète, si vous voulez...

Pour commencer, déjà, peut-être faut-il que je vous présente les passants ?
Il y en a beaucoup. J’en rencontre tout le temps. Tous de passage. Mais certains sont plus de passage que d’autres.
Je vous parlerai seulement de ceux qui passent le plus. Les passants qui s’arrêtent.

D’abord, il y a maman-bouche.
Son nom, c’est Playing Softeyes. C’est comme ça que les autres passants l’appellent. Mais moi, je l’appelle seulement maman-bouche. C’est elle qui est le plus souvent par là, pas très loin de moi. Mais il lui arrive de passer aussi, un peu bizarrement.

Elle travaille, elle dit. Là-bas, dans une espèce de grande maison. Elle est obligée, je crois.
Alors, après l’école, il y a Longhaired qui vient.
Elle est gentille, Longhaired. Elle n’aime pas contrarier. C’est bien.
Mais pas si bien que maman-bouche.

Maman-bouche, elle a des pouvoirs.
Elle raconte des histoires qu’elle prend dans sa tête, elle imite des bruits, des voix, elle chante, elle rit, elle fait des baisers.
Elle a des pouvoirs sur ce qui est cassé. Elle prend les morceaux, part dans la cuisine, fait des manipulations magiques et tout redevient comme avant. Ou presque.
Elle a des pouvoirs sur les feuilles blanches. Elle peut y faire surgir des dessins, y lire des messages d’ailleurs. Elle a des pouvoirs sur le piano.
Les autres passants ont parfois aussi des pouvoirs, mais personne n’est meilleur que maman-bouche.

Ce qui est étonnant, c’est qu’avec de tels pouvoirs, elle ne soit pas tout à fait joyeuse. C’est une maman-bouche-sourire, mais ses yeux ne sourient pas toujours.
Elle a des secrets tristes. Elle n’en parle pas. Mais je le sais. Moi aussi, j’ai un pouvoir : je lis dans les trois yeux. C’est mon pouvoir à moi, Dafort. Moi non plus, je n’en parle pas.

Tous les passants ont trois yeux.
Les yeux du dessus, c’est ceux que tout le monde voit. Ils donnent à voir et ils choisissent ce qu’ils donnent à voir. C’est comme des signaux, pour qu’on comprenne ce qu’ils ont décidé de dire. C’est intéressant, par certains côtés. On peut renvoyer d’autres signaux et regarder ce qui se passe. C’est comme un jeu.
Les yeux du dedans, ce n’est pas un jeu, c’est plutôt comme un jardin, avec une vibration particulière. Ça varie beaucoup d’un jardin à un autre. En fait, il y a autant de jardins que de passants. Moi, je vais dans ces jardins. Certains sont très monotones, ou froids, ou vides, ou déplaisants. Il y en a desquels j’ai envie de partir tout de suite, et d’autres, au contraire, où je me plais bien. Dans ceux-là, je me promène. Souvent les passants ne me remarquent pas.
Mais quelques uns savent bien que je suis là.
Et puis il y a les yeux d’au fond. Ceux-là sont comme des portes. Fermées, le plus souvent. Mais on en devine un peu l’intérieur. Moi, je reste à guetter devant ces portes-là. Je les surveille de loin et si je vois qu’elles s’entrouvrent, je vais vite regarder ce qu’il y a dedans.
J’ai tort, d’ailleurs. Le plus souvent, ça n’a pas grand sens pour moi. Et c’est assez horrible, parfois.
Alors vous me direz : « Dans ce cas, pourquoi vas-tu y regarder, Dafort ? ».
Oh, je ne sais pas. Peut-être parce que j’espère vaguement que j’y trouverai des informations sur Fearsome. Mais pour l’instant, je n’ai rien vu qui m’apprenne quoi que ce soit.

Prenez maman-bouche. Ses yeux de dedans, c’est un jardin que j’aime bien. Énergique et gai, plein de tendresse. Des tas de parfums. Tout tiède, avec de jolies musiques. On peut se promener longtemps sans se lasser, on peut jouer, dormir, on est en sécurité. Il est propre, bien rangé. Certaines allées sont plus sérieuses, d’autres plus malicieuses, et d’autres plus mal peignées, ou plus drôles. Oui, c’est un jardin qui me plaît. J’y vais souvent.

Mais une fois ou l’autre, elle m’a pris dans ses yeux-jardin, un peu distraite, et j’ai pu aller loin, loin, vers ses yeux d’au fond qui s’ouvraient, là-bas. Et ce n’est pas comme Fearsome. Ça ne m’a pas fait pas peur, mais ça m’a rendu triste. Je n’aime pas trop aller dans son là-bas. Elle ne m’y invite pas non plus, d’ailleurs. C’est comme une porte qui s’entrouvre légèrement. Je ne rentre pas, je regarde juste un peu depuis l’entrée. Je n’ai pas vu souvent, mais de toutes façons, c’est toujours la même chose.
En fait, ce n’est pas une porte, c’est un rideau de pluie fine, qui veut tout cacher, mais quand le rideau se déchire, ce que je vois, c’est un désert blanc de glace. Tout est blanc, à l’infini, tout est fondu dans un vide blanc, même le ciel. Il y a un silence particulier, intense, terrible. Le vent soulève une brume de givre qui glisse au ras du sol. Elle s’enroule, au centre du blanc, autour d’une statue en pierre de grande taille, une statue de femme, toute raide, qui regarde l’horizon de ses yeux vides. Qui ne regarde rien. Je ne sais pas ce que ça veut dire, ça ne donne pas tellement envie d’entrer, pour dire la vérité. Mais rien à voir avec Fearsome.

Papa-poil, c’est différent. Lui, il s’appelle Treecutter Starbreak, comme moi. Je ne sais pas trop où il est, le plus souvent. Dans une maison à lui, qui n’est pas ici. On y va en voiture. C’est loin.
Lui aussi, il a des pouvoirs, sur la terre, le bois, la pierre, sur le métal. Des fois, il me donne un peu de ses pouvoirs et je peux faire disparaître les clous dans les planches, créer les carottes dans la terre. C’est bien.
Dans ses yeux de dedans, ce n’est pas aussi bien rangé qu’on pourrait croire. C’est rangé devant, dallé gris, bien tout droit, un peu froid. Mais sur les allées de côté, c’est drôlement fouillis, compliqué, plutôt amusant, en fait. Il y a beaucoup de chemins qui finissent en sous-bois, un peu humides et chauds, avec des petites chansons qui flottent. Il y a des herbes et des champignons, des bêtes qui rongent et d’autres qui grimpent aux arbres. Ça grouille de plein de choses rousses et velues. C’est là que je me plais le mieux, dans ses allées folles. Je crois que lui-même n’y va qu’en cachette, pas souvent. Lui, il reste plutôt dans l’allée de devant, tout droit vers la porte. D’ailleurs, au début, on ne voit qu’elle.
C’est la porte de ses yeux d’au fond. Elle est très large, très haute, pas bien fermée. J’ai souvent vu son là-bas. Dedans, il y a une sorte de maison au centre, faite de colonnes brillantes. Au milieu, il y a un homme effrayant, comme un énorme crapaud noir, qui bouillonne tout rouge, avec des mains gigantesques et plein d’yeux qui flamboient. Il tonne en permanence. Et il déborde. Il crache. Il crache fort de la haine compacte et chaude, comme un vomi poisseux. C’est parfois si violent qu’il enfonce les portes et gicle tout droit dans l’allée jusqu’aux yeux de devant. C’est un torrent. Et ça fait assez peur. Ce n’est pas non plus comme Fearsome, mais ça brûle pas mal. Il faut faire attention à bien se garer. Maintenant, j’y arrive de mieux en mieux.

Clearsight, c’est encore autre chose. Il s’appelle Unchain Translater. On l’appelle aussi Docteur.
Lui, le plus souvent, c’est un passant rare. Parfois même, il ne passe pas du tout. Mais dans l’ensemble, il passe assez régulièrement.
Ce n’est pas le plus important.
L’important, déjà, c’est quand il passe.
Ses yeux du dedans, c’est de la paix, de la lumière bonne, de la musique qui caresse. Il n’a pas de portes, dans son jardin. Ses yeux d’au fond, c’est simplement une île. Elle n’est pas cachée dans son jardin, elle est au centre, je la vois bien, mais je n’y vais pas, c’est chez lui. Ce n’est pas mystérieux, c’est juste chez lui.
Tout le reste du jardin m’est ouvert. J’y suis bien.
Mais ce n’est pas encore là, le plus important.
Le plus important, c’est qu’il appelle Fearsome dans son jardin. Clearsight est le seul à tenter d’approcher Fearsome.

Bien sûr, il faudrait que je vous parle de Fearsome.
Mais ça, c’est difficile.

Fearsome n’est pas un passant. Il est là tout le temps, tapi dans mes yeux d’au fond.
Ce n’est pas quelqu’un, ce n’est pas une chose, il n’a pas de forme. Il peut prendre toute la place, comme disparaître complètement. Mais même disparu, il est là, comme un souvenir, comme une menace, comme le souvenir d’une menace.
Fearsome est impénétrable, incompréhensible, insaisissable. Il n’obéit à rien. Mais il est méchant. Complètement, parfaitement et magistralement méchant. On ne sait pas pourquoi.

Maman-bouche reconnaît Fearsome à la seconde où il se montre. Même à elle, il fait peur. Alors elle me prend la main et essaie de le chasser. Ça met un moment avant d’être efficace. Fearsome a le temps de faire bien mal avant de s’en aller. Et quand il s’en va enfin, maman-bouche et moi, on est vraiment fatigués.
Papa-poil n’en a pas peur, lui, parce qu’il ne le reconnaît jamais. Alors il se met en colère. Mais Fearsome s’en fiche. Il s’en va quand il a envie de partir, voilà tout.

C’est différent avec Clearsight.
Clearsight connaît Fearsome, il sait très bien qui c’est, mais il n’en a pas peur du tout. Et il le reconnaît même quand il est caché. Comment il sait qu’il est là ? Mystère...
Mais il ne cherche pas à le chasser, lui. Au contraire.
Il l’appelle : « Viens, Fearsome, viens vers moi, viens... ».
Et Fearsome, qui pourtant n’aime pas la lumière, est attiré, fasciné par la voix de Clearsight. Il s’approche, lentement, lentement. Il avance en rampant vers les yeux-jardin de Clearsight, ses yeux de dedans, et commence à devenir une ombre, une forme vague.
Et Clearsight continue de l’appeler : « Viens là, montre-toi, viens jusqu’à moi... ».
Mais Fearsome s’arrête. Il regarde les yeux-jardin de Clearsight avec hésitation. Il a peur. Il ne veut pas se montrer tout à fait. Il reste au bord, dans l’ombre, il tremble.
Moi aussi, je tremble. Je me dis que, cette fois, il va venir, il va sûrement venir, on va enfin voir ce que c’est...
Et Clearsight appelle, appelle...

Et puis, il se passe quoi ? Un frisson, un soupir ? Rien du tout, si ça se trouve...
Fearsome recule et retourne se cacher.
Clearsight est patient. Il recommence à l’appeler.

Des fois, Fearsome, il a si peur qu’il se met en colère. Il pique et griffe dans les yeux-jardin. Il grogne. Il peut même rugir de fureur. Et il se venge sur moi.
Et moi je crie, je pleure, je me débats.
Clearsight reste là, avec ses yeux-jardin et sa voix douce. Il l’appelle sans se décourager : « Viens, Fearsome, viens... ».

Jusqu’à présent, ça n’a pas réussi. Fearsome n’est jamais entré dans les yeux de Clearsight.

L’histoire que je veux dire, elle commence là.
Elle commence un matin de printemps. Je ne sais pas si c’est important que ce soit le printemps, mais c’est ce qu’a dit maman-bouche en venant me réveiller le matin : « C’est le premier jour du printemps, Dafort, réveille-toi... ».
Le matin, maman-bouche, elle vient dans ma chambre après sa toilette et elle sent bon. Et souvent, elle est joyeuse. Normalement, j’arrive à obtenir un petit câlin avant de me lever tout à fait. Ce sont les matins où ça commence bien.
Mais ce matin-là, allez savoir pourquoi, je ne me sentais pas bien. Fearsome grondait tout bas à l’intérieur de moi. Et c’est mauvais signe, parce que le matin, il est plutôt silencieux.
Alors, j’ai dit non à tout. A me lever, à mon câlin, à tout. Maman-bouche, elle a ça de bien, c’est qu’on ne la démonte pas comme ça. Alors elle a commencé par essayer de rire.
« Ah bien zut alors », a-t-elle dit, « on m’a changé mon adorable petit garçon pendant la nuit pour me mettre à la place un gros grognassou mal luné. Mais c’est fou, cela ! Et d’abord, qui êtes-vous, Monsieur ? Qu’avez-vous fait de mon petit garçon ? ».
J’aime bien jouer à ça, d’habitude, mais là, non.
« Laisse-moi », j’ai dit, « je veux dormir... »
« Dormir ? », dit-elle, « Mille millions de mille sabords ! Comment peut-on dormir le premier jour du printemps ? C’est une plaisanterie... Je dirai même plus, c’est une zéplanterie ! ».
Décidément non, je ne voulais pas rire. Je lui ai tourné le dos.
Elle est restée un petit instant, puis elle est partie en disant : « D’accord ! Encore 5 minutes... »

Il me fallait des revolvers. Tout de suite. Des fois, Fearsome, ça lui fait peur.
Des pistolets et des revolvers, j’en ai plein, parce tous ne sont pas bons à tout. Des pistolets, comme Tintin, contre Müller, le méchant docteur. Des revolvers, comme Lucky Luke, contre les Dalton, j’ai même 2 Rantanplan. Et j’ai deux pistolets de Capitaine Crochet. J’ai aussi des fusils, des sabres, des épées de romains et des épées de mousquetaires.
Là, il me fallait des revolvers avec la ceinture de cow-boy.
J’ai bien trouvé la ceinture et un revolver, mais je n’arrivais pas à mettre la main sur le deuxième. Alors, j’ai commencé à crier, à donner des coups de pieds dans les bacs à jouets et à jeter les livres par terre.
Maman-bouche est arrivée tout de suite. Elle n’aime pas que je jette les choses. Elle m’a jeté un coup d’oeil. Un seul. C’est une rapide...
« Ah ! », a-t-elle dit, « Qu’est-ce qui se passe, Dafort ? »
J’ai crié, et j’ai pleuré, et j’ai donné des coups de poings. Je lui ai montré le pistolet que j’avais, tout seul.
« D’accord, Dafort, on va retrouver l’autre, c’est bon, calme-toi ».
C’est ce qu’ils disent tous : « Calme-toi... ».

Je me suis assis sur le lit et j’ai attendu pendant qu’elle cherchait. Je pleurais un peu, mais j’étais encore confiant, maman-bouche, elle a un don pour trouver les choses.
Mais cette fois, elle n’a pas trouvé et tout a commencé à s’emmêler.
On s’est battus. Maman-bouche s’est battue. Pour que je me lave, pour que je m’habille. Elle a dû tout faire. J’ai mordu, j’ai griffé, j’ai jeté le shampooing par terre, et le chocolat du petit déjeuner.
Maman-bouche m’a bloqué à un moment :
« Dafort ! Calme-toi. Tout va bien. Il n’y a pas de danger, tu es en sécurité. Ça va... ».
Je me suis dégagé et j’ai attrapé sa boucle d’oreille. Je sais que ça lui fait mal, ses boucles. Elles lui traversent l’oreille et quand je tire, ça la fait saigner, elle me lâche tout de suite.
Ça n’a pas raté cette fois. Je me suis enfui dans le jardin et j’ai été me réfugier dans la cabane à jouets.
Cette fois, maman-bouche m’a laissé faire.
J’ai tout jeté et j’ai déchiré un livre, j’ai arraché toutes les pages. Et puis je me suis assis par terre, pleurant et criant. Je ne sais pas pendant combien de temps.
Je n’aime pas faire mal à maman-bouche. Je n’aime pas comment je me regarde, après.

Et puis le taxi est arrivé. Le matin, c’est un taxi qui m’emmène à l’école, avec Laura et Benjamin. Maman-bouche est venue me chercher dans la cabane à jouets. Je l’ai suivie, je ne disais plus rien. Elle m’a aidé à mettre mon blouson et mon écharpe, elle m’a mis sur la tête le chapeau que j’aime bien, le chapeau de l’Inspecteur Gadget, elle m’a embrassé : « Ça va mieux, maintenant, Dafort ? » et j’ai suivi le Monsieur du Taxi.

Dans le taxi, il y avait déjà Laura. Laura, je ne lui parle pas et elle ne me parle pas. C’est très bien comme ça.
Donc, on ne se dit rien.

Et le taxi est parti. Pendant qu’il roulait, je pensais à maman-bouche. Je regrettais. Je voulais la voir, dire pardon.
Je l’ai dit au monsieur du Taxi. « Je veux voir maman... ». Mais il m’a répondu ce que répondent les passants qui ne m’écoutent pas. « Tu la verras ce soir, Dafort. Là, on va à l’école... ».
Je ne voulais pas aller à l’école, je voulais voir maman-bouche. Je voulais les bras de maman-bouche, et son sourire, et ses baisers. Je voulais maman-bouche tout de suite.
Le monsieur de Taxi, ce n’est pas qu’il est méchant, mais il ne comprend rien. Pour une fois, ça m’arrangeait plutôt. Je savais qu’il ne se méfierait pas.

Il s’est arrêté devant la maison de Benjamin et il est descendu le chercher. Je le sais, il le fait tous les matins.
Alors, je suis passé à l’avant de la voiture, à l’arrière, c’est bloqué. Et j’ai ouvert doucement la porte.

« Dafort ? »
C’est la première fois que Laura me parlait. Je ne savais pas qu’elle avait cette petite voix douce. Je me suis retourné et je l’ai regardée. Elle m’a regardé aussi. On est restés un peu comme ça et puis j’ai vu qu’elle ne dirait rien. Elle a agité la main pour me dire au revoir et je suis parti.

D’abord, je me suis caché. Près de chez Benjamin, il y a un parc pour les enfants. J’ai rampé sous des buissons et j’ai pleuré. Longtemps.
J’entendais le monsieur du Taxi qui appelait, mais ça m’était bien égal.
Longtemps, j’ai pleuré.
Et puis j’ai eu froid. Le monsieur du Taxi ne disait plus rien. Quand j’ai regardé, il était debout près du Taxi et parlait dans son téléphone.
Laura était debout à côté de lui. Elle regardait de mon côté. Elle souriait.

Je suis parti dans la direction opposée et j’ai traversé le jardin.
De l’autre côté, c’était une rue que je ne connaissais pas. Alors j’ai suivi le trottoir.
Je voulais voir maman-bouche. J’ai pensé que si je marchais assez longtemps, je trouverais ma maison.
J’ai marché beaucoup.
De l’autre côté de la rue, j’ai vu... Qu’est-ce que j’ai vu ? Je ne sais même plus.
Mais quand je suis allé voir, il y a une voiture qui est arrivé à toute vitesse à côté de moi et qui s’est arrêté juste pile en faisant un bruit terrible. J’ai regardé le monsieur de la voiture qui sortait en hurlant et qui me fonçait droit dessus. Je me suis mis en boule pour ne plus le voir, mais il m’a attrapé par le bras et s’est mis à me secouer en hurlant toujours. Je me suis débattu, mais il était plus fort que moi, alors moi aussi j’ai hurlé, hurlé de toutes mes forces.
En fait, c’était Fearsome qui hurlait. Qui hurlait comme il n’avait hurlé de toute ma vie.
Du coup, je l’ai écouté, et le monsieur aussi, et les passants qui étaient sur le trottoir.
C’était un hurlement fabuleux, d’une intensité et d’une pureté magnifiques, je ne l’avais jamais entendu comme ça. C’était quelque chose...
Le monsieur m’a lâché le bras et personne ne disait plus rien. On écoutait tous le hurlement de Fearsome. Il ne reprenait même pas son souffle. Et on était tous là, figés, à écouter. C’était un moment inouï.
Et puis il s’est arrêté d’un coup.
Le monsieur a regardé les gens sur le trottoir : « Mais qu’est-ce que... qu’est-ce que... ? Je ne l’ai même pas... ».
Il bégayait.
Alors je lui ai dit : « Moi aussi, je bégaye, quand je n’ai pas les bons mots pour dire... ».

Et puis je suis parti. Je n’avais plus envie d’être avec ce monsieur, ni avec les autres passants sur le trottoir. Je suis même parti en courant.
Et ensuite j’ai vu un banc avec personne dessus. Alors je me suis dit que j’allais m’asseoir là et parler avec Fearsome.

« Pourquoi t’as crié ? »
« Peur... » a dit Fearsome.
J’étais drôlement énervé, jamais on ne s’était parlé avant.
« Peur comme quoi ? »
« Noir, rouge, ombre, danger, silence, qui rampe, venin... »
« Le monsieur ? »
« Oui. Non. Voir Clearsight. »
« Tu veux voir Clearsight ? »
« Oui ».
« Mais je ne sais pas où il est... »
« Voir Clearsight. Voir Clearsight. Voir Clearsight... ».

Après, ça a été très long.
J’ai demandé Clearsight à des passants. A force, il y en a un qui a téléphoné. Mais ils ont mis le temps... Et puis des policiers sont arrivés.
J’aime bien les policiers, ils ont des pistolets.
Il y en a un qui m’a dit : « Ne t’en fais pas, mon garçon, on va te ramener chez toi... » et puis on est monté dans sa voiture. Oui, j’aime bien les policiers. Et j’aurais eu bien plus de plaisir si Fearsome n’avait pas répété tout le temps : « Voir Clearsight. Voir Clearsight. Voir Clearsight... ». Il m’a dérangé.

Maman-bouche, elle a été drôlement contente de me voir. Et moi aussi, j’étais content.
Je lui ai demandé pardon, mais elle avait oublié.
« Pardon pour quoi, Dafort ? pour ce matin ? Oh, ça, c’est fini... Dis-moi plutôt pourquoi tu t’es sauvé... Le Monsieur du Taxi a téléphoné, j’étais très inquiète pour toi. Ne recommence jamais ça. Tu sais, il pourrait t’arriver un accident... »
Elle bégayait un peu, elle aussi, ça m’a étonné, parce que ce n’est pas tellement son genre. Mais elle parlait tellement, tellement, que finalement c’est Fearsome qui a réglé la question en se mettant à hurler. Comme dans la rue, tout à l’heure.
Maman-bouche, elle s’est arrêtée net. Et elle a écouté, en me regardant fixement, comme les passants sur le trottoir.
Et puis j’ai dit : « Voir Clearsight. Voir Clearsight. Voir Clearsight... ».
Maman-bouche a continué à me regarder fixement, puis elle a pris une grande inspiration :
« Je vais voir ce que je peux faire... »
Elle a tourné les talons et elle est partie téléphoner.

C’est une drôle de chose, le téléphone. Les passants ont toujours l’air de penser que c’est très important. Ils en ont tout le temps à portée de main. Maman-bouche, elle parle dedans souvent. Les autres passants aussi.
Pas papa-poil.
Mais moi, quand j’appuie sur les touches, ça ne fait rien de spécial. Des bruits, c’est tout, et même pas jolis.
Des fois, les passants, ils ont des réactions bizarres...

Tout ça commençait à me fatiguer. Je suis allé dans ma chambre, pour continuer de parler avec Fearsome, mais il n’arrêtait pas de répéter : « Voir Clearsight. Voir Clearsight. Voir Clearsight... ». Ça faisait un peu comme une musique. Alors je me suis mis à me balancer d’avant en arrière à son rythme. Ça m’arrive quelquefois. J’aime bien, ça m’apaise, même si c’est un peu triste, aussi.
Heureusement, Maman-bouche est venue assez vite.
« Met ton blouson, Dafort, le Docteur Translater nous attend. Il veut bien te voir tout de suite ».

On est allé.
En arrivant, j’ai vu que Clearsight se tenait dans l’encadrement de la porte. Je suis allé droit vers lui. Il m’a tendu la main : « Ça va, Dafort ? ».
J’ai dit non.
Il m’a pris par l’épaule.
Maman-bouche a commencé de vouloir expliquer. Clearsight l’a tout de suite coupée : « On va voir ça... », et il m’a emmené dans son bureau.
« Alors ? Raconte-moi... »
Je ne savais pas comment raconter, alors j’ai laissé Fearsome hurler.
Clearsight a tout de suite compris. Il est entré dans mes yeux et a dit doucement : « Tu veux me parler, Fearsome ? ».
Fearsome s’est arrêté de hurler et a commencé à ramper vers lui.
Clearsight ne bougeait pas un cil et moi non plus.

Moi, je ne peux pas voir Fearsome, mais je le sens et c’est comme le voir. Et là, je le sentais glisser lentement vers Clearsight. Très, très lentement. Mais il avançait. Un peu comme les nuages dans le ciel. Il faut bien regarder pour les voir bouger. Pareil avec Fearsome...

Et je sentais quelque chose apparaître. Comme quand le nuage se déforme et que brusquement, on voit un éléphant ou un dragon, bien dessinés dans le ciel.
Cette fois, Fearsome venait vraiment, quelque chose prenait des contours.
Des formes rondes et douces. Au début, ça ne ressemblait à rien et puis, peu à peu, cela devenait plus précis. J’avais le coeur qui battait comme un tambour.
Et, soudain, j’ai vu.

« C’est un bébé ! ».
Je l’ai dit tout haut, tellement j’étais sidéré. Je m’attendais à..., je ne sais pas, un dragon, un monstre, une bête horrible...
Alors c’était ça, Fearsome ? Un bébé ? Le monstre horrible, c’était un bébé ?
Clearsight a hoché la tête pour dire oui. Lui n’avait pas l’air étonné. On aurait dit que c’est ce qu’il attendait. Ça aussi, ça m’a surpris. Comment il pouvait savoir que ce serait un bébé ?
« Tu peux le voir, Dafort ? »
Du coup, je me suis concentré.
Non, je ne pouvais pas le voir, mais je le ressentais. C’était un bébé dur et lourd comme une énorme pierre. Un corps rose en courbes, tout enroulé sur lui-même, crispé, fermé. Et, dans ce rose de fleur, des yeux noirs d’encre, profonds, tranchants, qui vrillaient la rage devant eux.
Et ces yeux regardaient Clearsight. Et Clearsight les regardait. Et c’était comme s’il caressait les yeux du bébé. On est resté tous les trois comme ça, sans rien dire.
Et puis les yeux du bébé se sont mis à changer. Ils s’éclaircissaient, devenaient gris. La rage s’est évanouie lentement, avec hésitation, et à la place, on a vu apparaître des yeux de peur et de détresse. Le corps s’est déroulé insensiblement, est devenu blanc et frémissant. Les bras se sont ouverts et sur la poitrine du bébé, j’ai vu du sang.
« Il est blessé... », j’ai dit.
« Oui... »
Clearsight continuait de caresser les yeux de bébé-Fearsome. Et Fearsome a soupiré. Son corps s’est déroulé tout à fait. Il est devenu tout mou, les yeux transparents.
Il a tourné la tête sur le côté et a fermé les paupières.
Je n’avais pas bougé. Je ne savais plus du tout quoi penser...

« Caresse-le, Dafort... »
Là, j’ai sursauté. Le caresser ?
Non, je ne pouvais pas.
« Il est blessé, Il a besoin de toi... ».
Je ne pouvais pas. Je ne voulais pas toucher ce bébé.
« Essaie... »
Ce n’était pas une bonne idée, j’étais sûr. Mais Clearsight insistait...
Si bien que, dans ma tête, j’ai avancé la main. J’en frissonnais.
Je l’ai posée sur l’épaule de Fearsome. Il était glacé. Mais je n’ai eu pas le temps d’y réfléchir. Il a ouvert les yeux, m’a lancé un regard comme un poignard de terreur, et a disparu en une seconde.
Et je suis resté là, tremblant, tout seul.
« Il est parti, il ne veut pas... », j’ai dit à Clearsight.
« Il est blessé. Il a mal et il a peur. Il faut que tu apprennes à l’apprivoiser... ».
« Je ne saurai pas. »
« Tu sauras. Tu prendras le temps qu’il faudra... »
« Je ne saurai pas. Apprivoisez-le, vous... »
« Non, Dafort, c’est à toi de le faire. C’est de toi qu’il a besoin, pas de moi... »
« Il n’a pas besoin de moi, il est méchant, il n’a qu’à s’en aller... ».
« Tu sais bien qu’il ne peut pas. Et il n’est pas méchant. Il est sauvage, plein de solitude et de douleur. Et il a aussi peur que toi. C’est pour ça que vous vous faites du mal. Il faut que vous appreniez à vous connaître et à vivre ensemble »
J’ai ruminé ça. Et ça ne me plaisait pas.
« Et pourquoi ce serait à moi de l’apprivoiser ? Il n’a qu’à commencer, lui... »
« Tu es un grand garçon, Dafort. Lui, ce n’est qu’un bébé... »
Un bébé ? Oui, un bébé, d’accord... mais vraiment un drôle de bébé... !
« Tu as les forces qu’il faut pour l’aider... »
Quand Clearsight me parle comme ça, je ne trouve jamais quoi répondre. Et pourtant, cette fois, j’ai essayé.
« C’est vous qu’il a demandé, pas moi... »
Clearsight a haussé un sourcil.
« Il t’a parlé ? »
« Oui, il m’a parlé. Ce matin. Mais il ne m’a rien demandé à moi, il vous a demandé, vous. C’est vous qu’il veut... »
« C’est à toi qu’il l’a demandé... »
Clearsight, des fois, il est terrible.
« Je ne crois pas qu’il ait envie que je m’occupe de lui... Si ça se trouve, il ne reviendra même pas... »
« Il reviendra. Il est venu une fois, il avait envie. Il reviendra... Il est seul. Il n’a que toi. Tu es la seule personne à qui il peut parler... Réfléchis, Dafort. Si toi, tu ne l’écoutes pas, qui le fera ? ...Tu l’as vu... Il est tout petit, il a mal, il est sûrement très malheureux. Bien sûr, ça l’a rendu farouche et violent. Mais est-ce une raison pour l’abandonner ? ... Il a juste besoin qu’on l’aime un peu... »
Je ne savais plus quoi répondre. Ça m’énervait.
Alors, j’ai dit tout bas :
« Je n’ai pas envie de l’aimer un peu... »
Clearsight a souri.
« Non, Dafort. Ça, ce n’est pas tout à fait vrai... »
J’ai baissé la tête.

En moi, un silence profond se creusait. J’écoutais ce silence. Et, bizarrement, je me sentais vieillir.
Je repensais au bébé-Fearsome, tout pâle et froid, les yeux fermés, avec cette affreuse tache de sang sur la poitrine.
Ce que je me sentais vieux, brusquement !

Et Clearsight attendait. Il est fort pour attendre.
Il avait raison, je le savais. Je ne sais pas pourquoi je le savais, mais je le savais.

Fearsome, c’est moi que ça regarde.

Alors, à la fin, j’ai dit :
« D’accord... ! ».


Voilà.
C’est ça, l’histoire que je voulais dire.

Là, je suis dans ma chambre, tout seul. J’entends maman-bouche en bas, qui prépare le dîner.
Moi, je regarde par la fenêtre les trois bouleaux du jardin. Il ne pleut plus.
Je chantonne à mi-voix, le front sur la vitre. Je berce un bébé, mon bébé, mon sauvage, qui se cache quelque part par là. Et qui m’écoute.

C’est le premier jour du printemps, il parait.

L. GUYOT
Pour Edouard J.
Mars 2001

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